Afrique Ancienne Berceau de l’Ecriture : à la découverte de l’écriture des Baluba
Chaque civilisation se distingue par un ensemble de valeurs qui constituent son corpus de connaissances techniques, éthiques, scientifiques et civilisationnelles. L’un des éléments fondamentaux parmi ces valeurs est l’invention de l’écriture. Celle-ci peut marquer soit l’apogée, soit le commencement d’un processus de maturation socio-transformationnelle prolongé pour une société humaine. L’écriture représente un système complexe d’expression de la pensée, caractérisé par un style propre pour la transcription et la transmission du savoir (Seydou Amadou, 1969). Elle doit être standardisée pour refléter l’imaginaire linguistique. Une fois cette standardisation accomplie, elle devient un outil permettant de consigner les grands événements historiques, préservés à travers une tradition orale répétée.
Une distinction nette se dessine entre les sociétés humaines qui ont développé une forme d’écriture et celles qui ne l’ont pas fait. Cette division est profondément enracinée dans la conscience collective : l’Asie et le monde occidental sont généralement associés aux régions dotées d’une écriture, tandis que l’Afrique subsaharienne est souvent perçue comme dépourvue de systèmes d’écriture. Cette classification sociale a été largement acceptée, conduisant à une idée répandue selon laquelle les sociétés africaines subsahariennes n’ont pas développé d’écriture. Cette conception a été imposée par le récit largement unilatéral occidental dans les études anthropologiques, ethnographiques et linguistiques. Cependant, des recherches scientifiques sérieuses ont mis en lumière l’existence de sociétés ayant développé des formes d’écriture dans certaines parties de l’Afrique subsaharienne. Bien que l’oralité y ait souvent été prédominante par rapport à l’écriture, à l’inverse de l’Occident où l’écriture avait une prééminence sur l’oralité (Seydou Amadou, 1969), cela ne signifie pas que l’Afrique subsaharienne n’a pas connu de systèmes d’écriture.
Le peuple Múlúba est parmi les sociétés subsahariennes qui ont développé un système d’écriture. Cependant, ce système d’écriture n’a pas été largement diffusé dans toute la population pour répondre aux besoins en alphabétisation. Par conséquent, l’écriture kiluba appelée « Lukasa » n’a pas été diffusé pour répondre à la nécessité d’alphabétiser l’ensemble des citoyens, ce qui aurait pu intensifier les activités politiques et administratives nécessaires. Le peuple Múlúba désigne l’ensemble des individus constituant le groupe ethnique africain vivant à l’intersection des régions centrale, australe et orientale du continent. Ce groupe occupe précisément un territoire géographique s’étendant de l’est du lac Tanganyika à l’ouest de la rivière Lubilanji, et du nord des rivières Kunda et Mulongoy jusqu’au sud du territoire Mutshatsha. Signalons que les ressortissants du Kasayi généralement connus à Kinshasa et partout dans le monde ne sont pas les Baluba malgré qu’ils se présentent ainsi.
Le peuple Múlúba authentique a connu une profonde évolution politique, économique, sociale, culturelle, artistique, militaire et civilisationnelle. Ils résident dans le Buluba (Colle, 2021 : 1), une région qui a joué un rôle central dans les civilisations les plus anciennes de cette sous-région. Certains auteurs avancent même que cette région fut un second foyer d’où s’est propagé une seconde dispersion des Bantu (Mulundwe, 2001 : 34-38). Et les récentes découvertes archéologiques suggèrent que la civilisation matérielle et culturelle de ce peuple couvre une période d’un millier d’années. Cette longévité de la civilisation est attestée par les recherches archéologiques menées par Pierre de Maret, qui ont permis d’établir une présence humaine remontant jusqu’au VIIe siècle de notre ère (Maret, 2018 : 333-341). La dynamique décrite fut possible grâce à une cristallisation complexe du système sociopolitique et militaire des Baluba, s’étendant sur plus de 1000 ans sans subir de changements majeurs, d’infiltration ou de domination étrangère (Nooter, 1996 : 18 & 28). Bien que certains chercheurs aient exploré les connaissances spirituelles, culturelles, politiques, historiques et techniques des Baluba – comme la métallurgie, l’art et l’artisanat – d’autres pans de leur civilisation restent largement méconnus. C’est particulièrement pour l’écriture Lukasa Lwa Nkunda, qui, n’a pas encore fait l’objet d’études approfondies par des chercheurs et des scientifiques.
Dans le cadre de la réévaluation de l’histoire et de la culture des Baluba, cette étude sur l’écriture kiluba vise à contribuer au décryptage du passé africain en général, et kiluba en particulier, à travers les formes d’écriture encore préservées aujourd’hui. Cet instrument distinct permet également de revisiter l’histoire des Baluba telle qu’elle a été écrite et transmise à travers l’oralité ainsi que par les documents écrits du XXe siècle de notre ère.
Système d’écriture Lukasa
Le terme « Lukasa » dérive de « Dikasa », signifiant littéralement la main. Dans le contexte de l’esthétique scripturale contemporaine, il incarne la maîtrise de la calligraphie. Lukasa revêt une signification sacrée au sein de l’univers des signes graphiques des Baluba, portant avec lui « un imaginaire aussi mystérieux qu’original, influençant tant le langage, les gestes que la forme graphique à travers ses multiples manifestations. C’est pourquoi une telle diversité d’écritoires est observée dans le cadre complexe de la culture Baluba » (Lukanda, 2016 : 158).
Cette forme d’écriture fut initiée par la confrérie Mbudye à une période dont la datation reste imprécise. Il est établi que cette confrérie précède l’avènement de la fédération générale des Baluba en tant qu’empire unique. La connaissance du Lukasa était réservée aux seuls initiés de la confrérie Mbudye, constituant la dernière étape de leur initiation et de leur intégration dans cet ordre (Studstill, 1979 : 11-15).
Cette écriture présente des similitudes à la fois avec les hiéroglyphes égyptiens et les lettres latines, ce qui a conduit certains chercheurs à spéculer sur une possible adaptation de l’écriture des Baluba à partir de l’écriture égyptienne ou latine. Cependant, d’autres défendent l’idée d’une originalité propre à cette écriture. En 2007, un colloque scientifique fut ainsi convoqué pour examiner cette question et déterminer si le Lukasa était une création originale ou une adaptation. Les conclusions ont montré qu’il existait certes de légères similitudes avec les lettres latines et les hiéroglyphes égyptiens, mais que les différences entre ces alphabets étaient considérables. En définitive, le colloque a conclu que malgré ces ressemblances, le Lukasa était une écriture originale.
Nos recherches ont permis de découvrir la palette de Lukasa, sur laquelle figurent les 28 lettres alphabétiques datant du règne du souverain Ilunga Kabale II, décédé vers 1858. Les anciens rapportent que cette palette, destinée à l’enseignement, fut initialement commandée par ce souverain (Kayembe Ntanda, 17 juin 2021). Cette découverte permet ainsi de réfuter l’hypothèse selon laquelle le Lukasa serait une adaptation de l’alphabet latin. En effet, le premier Européen à visiter le pays des Baluba fut Richard Burton, qui y séjourna en 1858, seulement trois jours et n’explora pas l’intérieur du pays. La colonisation effective du pays Baluba n’eut lieu qu’en 1901 (Noret & Petit, 2011 : 22). Le Lukasa existait bien avant cette période coloniale, invalidant toute théorie de transposition alphabétique.
En conclusion, le peuple Múlúba a développé un système scriptural. Toutefois, ce dernier était réservé exclusivement aux initiés et aux membres de la confrérie Mbudye, restreignant ainsi sa diffusion à l’échelle générale. De plus, du fait qu’il était souvent consigné sur des supports périssables, cela a compromis la conservation des documents historiques. Néanmoins, malgré ces défis, ce système scriptural nous est parvenu, attestant de la rigueur avec laquelle il était transmis au sein des initiés.
Par Kabwende Kyéngé Kisoke