IMAGINEZ OÙ EN SERAIT L’AFRIQUE AUJOURD’HUI SI EN MAI 1963, ELLE AVAIT EMPRUNTÉ LE CHEMIN QUE PROPOSAIT NKRUMAH
L’Ambassade du Ghana présente ses compléments au Ministère des Affaires Étrangères et a l’honneur d’indiquer que le Président de la République du Ghana, Osagyefo Dr Kwame Nkrumah, a proposé ce qui suit pour l’Ordre du jour de la Conférence des Ministres des Affaires étrangères qui débutera à Addis-Abeba le 15 mai:
- i) Création d’une Union Politique des États Africains;
- ii) Organisation centrale de l’Union des États africains;
iii) La décolonisation en Afrique;
- iv) Toute autre affaire.
En ce qui concerne ce qui précède, l’Ambassadeur du Ghana est chargé de rechercher un rendez-vous avec le Ministre des Affaires étrangères dès que cela lui convient afin d’apporter les éclaircissements nécessaires et d’être informé des vues du Gouvernement éthiopien.
L’Ambassade du Ghana profite de cette occasion pour renouveler au Ministère des Affaires étrangères les assurances de sa très haute considération. »
De qui est ce message ? Vous l’avez trouvé : de l’Ambassadeur du Ghana en Éthiopie. Le destinataire ? Le ministre des Affaires étrangères du gouvernement impérial éthiopien. La date ? Elle est plus difficile à établir : dimanche 28 avril 1963.
Comme toujours, le Ghana de Nkrumah était alors à la pointe du combat pour la création immédiate d’une Union Politique des États Africains. Tout de suite, retenez le mot « immédiate ». Le premier président du Ghana propose cette création comme point numéro et prioritaire de la réunion des ministres africains des Affaires étrangères qui doit commencer le 15 mai. Réunion cruciale durant laquelle doit être lancée la première organisation politique continentale.
Nkrumah demande que l’ambassadeur insiste sur le caractère urgent de cette union politique, une fédération africaine pour laquelle il se bat depuis ses années d’étudiant aux USA, et plus activement depuis le 5e Congrès Panafricain qui se tint à Manchester au Royaume-Uni, du 14 au 22 octobre 1945.
Je suis tombée récemment, par hasard sur ce message de l’Ambassadeur ghanéen. Son contenu soulève de la nostalgie mélangée à l’amertume. C’était l’époque des grands dirigeants africains. Ils voyaient grand, pour leur continent. Le projet était magnifique pour les Africains.
Sortant de la longue nuit de l’esclavage qu’avait suivi celle du colonialisme, les populations voyaient encore plus grand que leurs dirigeants : maintenant qu’elles avaient chassé le colon, tout était possible, prospérité, puissance, liberté, égalité.
Cinquante-neuf ans plus tard, qu’est-il arrivé à l’Afrique ? Où en est le rêve africain ? Les Africains sont-ils prospères, puissants, libres, égaux ? S’ils ne le sont pas, que doivent-ils faire aujourd’hui ?
Je me contente de vous poser ces questions. À chacun de vous de répondre.
Nkrumah insistait sur l’urgence de créer, « immédiatement », une fédération africaine. Des puissances extra-africaines, avec la complicité de nombreux États africains, ont combattu la proposition de Nkrumah. On a appelé ceux-ci les « gradualistes » ou les « modérés ». Ils appartenaient au groupe dit de Monrovia.
Nkrumah, lui, était un membre du groupe de Casablanca. Le roi Mohammed V du Maroc était à l’origine de ce groupe créé lors d’une conférence qu’il avait organisée dans la capitale économique marocaine du 3 au 7 janvier 1961. En plus du roi marocain, quatre chefs d’Etat africains participèrent à cette conférence : Kwame Nkrumah du Ghana, Modibo Keita du Mali, Sékou Touré de Guinée, et Gamal Abdel Nasser d’Égypte. Le groupe de Monrovia fut créé quatre mois plus tard dans la capitale libérienne du 8 au 12 mai 1961.
Quand, à la demande de l’Empereur Hailé Sélassié d’Éthiopie, les chefs d’État africains se rencontrent en mai 1963 à Addis Abeba pour fusionner les différents groupes au sein d’une nouvelle et unique organisation politique continentale à créer, le débat est chaud entre les deux groupes.
Les gradualistes s’opposent farouchement au projet d’union politique africaine. Sir Aboubakar Tafawa Balewa, Premier ministre du Nigeria et le Président Félix Houphouët-Boigny de Côte d’Ivoire font partie des membres du groupe de Monrovia qui s’opposent avec énergie au projet d’union que porte Nkrumah.
Le Sommet des Chefs d’État suivit la réunion des ministres des Affaires étrangères. À son tour de parole, Nkrumah défend le projet d’union avec encore plus de passion. Il présente une foule d’arguments qui touchent tous les domaines de la politique nationale et internationale.
Nkrumah et les partisans de la fédération africaine perdent par KO. Aucun de ses arguments n’est retenu. Les gradualistes jubilent : l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA) est créée le 25 mai 1963 avec une Charte qui n’a rien de la Charte de Casablanca, mais tout de la Charte de Monrovia, de son nom officiel « Charte de Lagos » ou « Charte de l’Organisation Inter-Africaine et Malgache » adoptée lors d’une conférence tenue du 20 au 23 décembre à Lagos, alors capitale du Nigeria.
Depuis la défaite de Nkrumah le 25 mai 1963, l’Afrique vit selon la vision du groupe de Monrovia. Où cette vision a-t-elle conduit ce continent ? Après 59 ans, l’on peut, l’on doit faire un bilan. Qui avait raison, qui avait tort ?
Pour moi, la réponse est claire. Je pense qu’elle l’est aussi pour beaucoup d’Africains, surtout les jeunes. Partout dans le continent et dans les communautés africaines à travers le monde, ils sont le fer d’un renouveau panafricaniste qui est remarquable. C’est une force qui peut sauver l’Afrique. On le voit déjà sur le terrain, dans certains pays, par exemple au Mali au Sénégal, ou en Afrique du Sud où Julius Maléma a conduit une manifestation panafricaniste jusque devant l’ambassade de France,
Pour terminer je vous livre quelques extraits de l’intervention de Nkwame Nkrumah lors du débat de mai 1963 à Addis Abeba :
« Sur ce continent, il ne nous a pas fallu longtemps pour découvrir que la lutte contre le colonialisme ne s’arrête pas à la réalisation de l’indépendance nationale. L’indépendance n’est que le prélude à une lutte nouvelle et plus engagée pour le droit de mener nos propres affaires économiques et sociales ; de construire notre société selon nos aspirations, sans entrave par des contrôles et des ingérences néo-colonialistes écrasants et humiliants. »
« Notre peuple nous a soutenus dans notre lutte pour l’indépendance parce qu’il croyait que les gouvernements africains pouvaient guérir les maux du passé d’une manière qui ne pourrait jamais être accomplie sous la domination coloniale. Si donc, maintenant que nous sommes indépendants, nous permettons qu’existent les mêmes conditions que celles de l’époque coloniale, tout le ressentiment qui a renversé le colonialisme sera mobilisé contre nous. »
« Si nous n’établissons pas l’Unité africaine maintenant, nous qui sommes assis ici aujourd’hui serons demain les victimes et les martyrs du néo-colonialisme. »
Dans son allocution, le Président Nkrumah proposa à ses pairs la création de cinq commissions :
«1. / Une Commission chargée d’élaborer une constitution pour un Gouvernement d’Union des États africains.
2./ Une Commission chargée d’élaborer un plan à l’échelle du continent pour un programme économique et industriel unifié ou commun pour l’Afrique ; ce plan devrait inclure des propositions pour la mise en place :
- Un Marché commun pour l’Afrique.
- Une Monnaie africaine.
- Zone monétaire africaine.
- Une Banque centrale africaine, et
- Un Système de Communication Continental.
3./ Une Commission chargée d’élaborer les détails d’une Politique étrangère et d’une Diplomatie Communes.
4./ Une Commission chargée de produire des plans pour un Système commun de défense.
- Une Commission pour faire des propositions pour une Citoyenneté Africaine Commune. »
Imaginez où serait l’Afrique aujourd’hui si en mai 1963, elle avait emprunté le chemin que proposait Nkrumah.