LA NORMALISATION DES RELATIONS ENTRE LE MAROC ET ISRAËL : UN CAS DU TRIPLE CONSEIL DU PRÉSIDENT ROOSEVELT ?
Le fait remarquable de la politique étrangère du Maroc est la normalisation en décembre 2020 des relations avec Israël. Le réchauffement de celles-ci atteint un sommet le 1er août 2022 avec la visite officielle à Rabat du chef de la police israélienne, le commissaire Kobi Shabtai. C’est la première fois que le plus haut responsable de la police d’Israël se rend au Maroc. Qu’il y arrive le lendemain de la Fête du Trône est un symbole.
Un communiqué de la police israélienne précise que le déplacement de Shabtai a pour but le « renforcement de la coopération opérationnelle, du renseignement et des enquêtes afin de consolider les relations entre les pays et la police. »
Dans la délégation venue avec le commissaire Shabtai, deux personnalités notables : le chef des services de renseignements (police intelligence), et le chef de l’Israel Police Foreign Affairs Unit (Police israélienne des affaires étrangères).
Déjà, le mois précédent, il y avait eu une grande première : pour la première fois, Aviv Kohavi, le Chef d’Etat Major de l’armée israélienne (IDF) avait effectué une visite officielle au Maroc. Il s’entretint avec Belkhir El Farouk, le Chef des Forces Armées Royales Marocaines, et le ministre de la Défense du Maroc, Abdellatif Loudiy.
En novembre 2021, ce dernier, encore une grande première, signa avec son homologue israélien, Benny Gantz un protocole d’accord (memorandum of understanding) au nom de leurs gouvernements respectifs. C’est le premier document de cette nature entre Israël et un État à majorité arabe.
L’on peut encore citer la visite le 26 juillet 2022 à Rabat du ministre de la Justice d’Israël, Gideon Sa’ar.
La multiplication des déplacements de personnalités israéliennes au Maroc est le signe d’un changement de la politique étrangère marocaine qui aura des répercussions dans le reste de l’Afrique, étant donné l’importance du Maroc dans ce continent. Pour l’instant, il est difficile d’évaluer celles-ci. En revanche, l’on peut essayer de comprendre ce changement. L’histoire, la connaissance du passé, est ici d’un secours irremplaçable. Pour la conscience nationale, l’amnésie est la pire des maladies.
Franklin Delano Roosevelt, 32e président des USA, durant quatre mandats, du 4 mars 1933 au 12 avril 1945, date de sa mort à 63 ans, accordait la plus haute importance à l’histoire nationale. Le 30 juin 1941, inaugurant la bibliothèque qui porte son nom à Hyde Park, New York, il donne ce conseil qui a une valeur universelle : «une nation doit croire en trois choses. Elle doit croire au passé. Elle doit croire en l’avenir. Avant tout, elle doit croire en la capacité de son propre peuple à apprendre du passé qu’il peut gagner en jugement pour créer son propre avenir. »
Le 10 décembre 2020, un tweet du Président Donald Trump annonce la normalisation des relations Maroc-Israël. Douze jours plus tard, les deux pays signent un accord de normalisation.
Des centaines de soldats marocains étaient morts en combattant au sein de la coalition arabe contre Israël durant la guerre dite de Yom Kippour en 1973. Les deux pays étaient en guerre, les relations diplomatiques se dégradèrent irréversiblement.
La Guinée de Sékou Touré avait pris les devants six ans plus tôt. Après la Guerre des Six jours en 1967, elle rompit les relations avec Israël. Dans le « British Journal of Middle Eastern Studies » de 2008, volume 35, numéro 2, Levey Zach revient sur la rupture en 1973, des relations entre Israël et l’Afrique. Le titre de l’article de Zach est «Israel’s exit from Africa, 1973» (La sortie d’Israël de l’Afrique, 1973 ).
Zach écrit : « En mars 1957, la Gold Coast est devenue le Ghana indépendant et Israël a développé une relation extraordinairement étroite avec ce pays. En 1960 et 1961, 16 pays d’Afrique noire ont atteint le statut d’État. Parmi ceux-ci, seules la Mauritanie et la Somalie, qui ont toutes deux rejoint la Ligue arabe, ont refusé d’établir des relations avec Israël.
« La Guerre des Six Jours de 1967 a amené les États africains à considérer que l’occupation par Israël de la péninsule égyptienne du Sinaï constituait un empiétement sur le territoire africain. Néanmoins, la Guinée fut le seul État africain à rompre ses liens et, en 1971, Israël entretenait encore des relations diplomatiques avec 32 pays africains. »
Ces relations vont se rompre de façon précipitée, en cascades :
« Israël a perdu du terrain lorsque, de mars 1972 à mai 1973, six États africains ont rompu leurs relations avec lui. Le 30 mars 1972, Idi Amin, président de l’Ouganda, mit brusquement fin aux relations étroites qu’Israël entretenait avec son pays. Pour Israël, la rupture d’Amin était préjudiciable, mais il la considérait comme le caprice d’un dictateur perturbé et donc limité dans ses effets. »
Le « dictateur perturbé » n’est pas seul. Au contraire. Il apparaît plutôt comme leader d’une tendance qui s’affirme :
« Entre fin novembre 1972 et début janvier 1973, le Tchad, le Congo (Brazzaville), le Mali et le Niger ont rompu leurs relations avec Israël et, en mai 1973, le Burundi l’a fait. Certains diplomates israéliens ont souligné qu’il ne s’agissait pas d ‘»États dirigeants» et ont noté qu’Israël entretenait toujours des liens avec 27 pays africains. Pourtant, d’autres responsables ont reconnu que les «vents sur le continent» soufflaient contre Israël et ont exprimé leur crainte que de telles coupures ne deviennent une «épidémie». En octobre et novembre 1973, vingt et un États d’Afrique noire ont rompu leurs liens et à la mi-novembre 1973, seuls quatre d’entre eux entretenaient des relations diplomatiques avec Israël. »
Après 1973, 1975 est la deuxième année noire pour les relations entre Israël et l’Afrique. Le 10 novembre 1975, l’Assemblée Générale de l’ONU vote la résolution 3379 qui assimile le sionisme au racisme, à une variante de l’apartheid. Selon cette résolution : «le sionisme est une forme de racisme et de discrimination raciale. » 72 États votent pour la résolution ; 35 votent contre. L’on compte 32 abstentions.
Timothy M. Shaw le remarque, les voix africaines sont prépondérantes parmi les 72 États qui votèrent pour. C’est l’Afrique qui a déterminé le succès de la résolution 3379.
« En novembre 1975, l’Assemblée générale des Nations Unies a déclaré que le sionisme était une forme de racisme, l’assimilant ainsi à l’apartheid en Afrique du Sud », écrit Shaw dans un essai intitulé «Oil, Israel and the OAU: An Introduction to the Political Economy of Energy in Southern Africa (Pétrole, Israël et l’OUA [Organisation de l’Unité Africaine] : Une introduction à la politique de l’énergie en Afrique australe). L’essai paraît dans « Africa Today » de janvier – mars 1976, volume 23, numéro 1. Shaw souligne le rôle de l’Afrique dans la mise d’Israël au banc des accusés :
Le fait que la résolution « ait été adoptée avec le soutien de la plupart des États d’Afrique noire a mis en évidence de manière spectaculaire le changement d’attitude de ces États à l’égard d’Israël, dont les relations avec eux dans les domaines du commerce, de l’aide et de la diplomatie avant 1967, et dans la plupart des cas avant 1973, avaient été cordiales ou du moins amicales. Le vote reflète le fait que la guerre israélo-arabe de 1973, avec son injection concomitante de la politique pétrolière dans les relations internationales, a entraîné des changements permanents dans l’économie mondiale et un réalignement de l’ordre international. L’impact sur le continent africain a été profond. C’est cet impact, la nouvelle realpolitik de l’Afrique, dans laquelle les réserves de pétrole et d’autres ressources stratégiques sont un déterminant important du pouvoir, qui sera examiné dans cet essai, avec un accent particulier sur l’Afrique australe et Israël. »
En 1991, le Président George Bush des USA mena l’offensive qui aboutit le 16 décembre 1991 à l’adoption par 111 voix pour, 25 contre, 13 abstentions, et 15 absents, de la résolution 46/86 de l’Assemblée Générale de l’ONU révoquant la résolution 3379 du 10 novembre 1975.
Les 25 pays qui maintinrent leur vote de 1975 sont : Afghanistan, Algérie, Arabie saoudite, Bangladesh, Brunei, Corée du Nord, Cuba, Émirats Arabes Unis, Indonésie, Irak, Iran, Jordanie, Liban, Libye, Malaisie, Mali, Mauritanie, Pakistan, Qatar, Somalie, Sri Lanka, Soudan, Syrie, Viêt Nam, Yémen.
Les 13 abstentions furent : Angola, Birmanie, Burkina Faso, Éthiopie, Ghana, Laos, Maldives, Île Maurice, Ouganda, Trinidad et Tobago, Turquie, Tanzanie, Zimbabwe.
Les15 pays absents furent : Bahreïn, Chine populaire, Comores, Djibouti, Égypte, Guinée, Guinée-Bissau, Koweït, Maroc, Niger, Oman, Sénégal, Tchad, Tunisie, Vanuatu.
Vous l’avez remarqué, le Maroc fit partie des 15 absents. Autrement dit, en 1991, le Maroc n’avait pas voté pour maintenir la résolution 3379 de 1975 qui assimile le sionisme au racisme et à l’apartheid. Qui peut jeter la première pierre au Maroc, dont la normalisation de 2020 est cohérente avec l’absence de 1991 ? Et si cette normalisation était une application par les autorités marocaines d’aujourd’hui du triple conseil de Roosevelt ? Croire en son passé, croire en son futur, et surtout, insiste le président américain, apprendre du passé pour gagner en jugement afin de construire un meilleur avenir.