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April 19, 2024
EMIGRATION

Le Migrant africain, l’Occident et l’Islam

  • mai 12, 2018
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Le Migrant africain, l’Occident et l’Islam

L’hystérisation du débat autour de l’immigration en France signe le nauffrage d’un système de pensée fondé sur le logos des Grecs et dont l’apport décisif des savants arabo-musulmans dans sa transmission au monde chrétien médiéval n’a eu de cesse d’être reévalué par l’historiographie à la fois ancienne et récente. Descartes, dont le nom est souvent assimilé à la France et l’adjectif dérivé « cartésien », synonyme de rationnel, ne reconnaîtrait ni son pays ni ses compatriotes s’il revenait aujourd’hui. Nul besoin d’être un sémiologue distingué pour percevoir derrière le discours sur l’immigration la signature d’une époque désertée par la raison.

On objectera que le phénomène ne se borne pas aux limites de l’Hexagone. En effet, au pays de l’écrivain américain d’origine britannique, Israël Zangwill qui fut l’ami du fondateur du mouvement sionniste, Theodor Herzl et qui popularisa au théâtre à Broadway en 1908 le terme Melting Pot, un homme d’affaires et animateur de télévision, Donald Trump, a gagné l’élection présidentielle en 2016 en menant une campagne ouvertement anti-immigrés. De la République dominicaine aux pays du Golfe (Bahreïn, Koweït, Oman, Quatar, Arabie Saoudite et Emirats arabes unis) à l’Australie en passant par les pays de l’Europe de l’Est du groupe de Visegrad (République tchèque, Pologne, Hongrie, Slovaquie) et l’Afrique du Sud, les flux migratoires sont perçus comme une épouvantable menace existentielle.
Or, la proportion des migrants dans la population mondiale est restée relativement stable (autour de 3%) au cours de ces vingt-cinq dernières années, soit une augmentation d’environ 0,5 point de pourcentage depuis 2000. De même qu’en France où le solde migratoire a été divisé par presque quatre entre 2006 et 2013 et où la part de la population immigrée n’a pratiquement pas évoluée depuis vingt ans, le rejet de l’immigration a nourri le vote en faveur d’un parti politique xénophobe dont les résultats électoraux ont été multipliés par dix en 30 ans.
Si on exclut les temps géologiques où nos ancêtres ont quitté l’Afrique pour aller coloniser les autres continents, toute l’histoire des sociétés humaines est ponctuée de phases d’ouverture et de fermeture aux flux migratoires. C’est ainsi que le futur mur entre les Etats-unis et le Mexique a un lointain prédécesseur au IIIème millénaire avant notre ère en Mésopotamie quand les rois d’Ur tentèrent d’enrayer la progression des Amorrites en édifiant un mur entre le Tigre et l’Euphrate, à peu près à la hauteur de l’actuelle Bagdad.
De même que le XIXème siècle a été le siècle de l’émigration européenne qui a vu quelques 60 millions d’Européens quittés leur pays pour partir s’installer sur tous les continents , de même il convient de mettre en regard de ces départs massifs du « vieux continent » l’arrivée en Europe à l’été 2015 d’un peu plus d’un million de réfufgiés et de migrants pour la plupart d’entre eux en provenance du Proche Orient. Il a été question alors de la pire crise des réfugiés que l’Europe ait eu à faire face depuis la Seconde guerre mondiale.
Comme avant eux les Irlandais fuyant les persécutions religieuses et la Grande Famine de 1845-1848 ou les Italiens quittant leur Péninsule pour échapper aux troubles politiques et à la misère et ou enccore les Polonais poussés sur les routes de l’exil pendant la Grande Emigration (Wielka Emigracja) par les guerres et la pauvreté, les Syriens, Afghans, Irakiens et autres Africains n’ont eu d’autre choix que de partir de leurs terres à la recherche d’un refuge, d’un emploi et de meilleures conditions de vie.
Comme souvent à travers les âges où les flux migratoires obéissent au cycle cardiaque systole diastole, cette vague de réfugiés débarquant en Europe s’inscrit banalement dans un contexte de fermeture des frontières européennes mais en même temps elle intervient à un moment historique où se clôt inexorablement la domination occidentale du monde. Dans son ouvrage Civilization, the West and the Rest (2011), l’historien britannique Niall Ferguson a passé en revue six ruptures conceptuelles qui, de son point de vue, ont permis à l’Occident d’assurer sa domination sans partage sur le monde pendant cinq cents ans.
Pour cet auteur, la mère de toutes ces ruptures a été le refus de l’enfermement, du repli sur soi qui amena à la faveur des grandes découvertes un continent excentré par rapport à la masse asiatique (Inde, Chine) et fragmenté en des Etats hostiles et de cités-Etats à étendre son hégémonie sur le monde entier. Il faut croire que l’audace qui pousse aujourd’hui les migrants à traverser la Méditerranée au péril de leur vie n’est pas sans rappeler l’intrépidité et l’esprit d’aventure dont faisaient preuve les Vasco de Gama, les Jacques Cartier, les James Cook et leurs équipages en bravant mille dangers à la recherche des « terres inconnues ».
Il s’avère que, contrairement aux migrants anonymes actuels, ces explorateurs avaient derrière eux la puissance des Etats européens qui se livraient entre eux à une farouche concurrence en vue de conquérir de nouveaux débouchés économiques. Aussi constate-t-on à présent un changement de paradigme dans la mesure où ce sont les Etats des « pays dits de transit ou d’origine » qui, sous la pression, ou plus exactement, le chantage de l’Europe, ont la charge de fixer sur place les candidats à l’immigration. Ce faisant, on piétine-ou on le laisse faire par d’autres- le droit reconnu à toute personne de quitter tout pays, y compris le sien et qui est garanti par la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948.
A travers des séries d’accords, les Etats européens et l’Union européenne confient aux pays situés à l’est et au sud de la Méditerranée l’organisation de la rétention des migrants sur leur sol, conférant ainsi une matérialité contemporaine à l’expression de « frontière épaisse» mobilisée par l’historienne Sabine Dullin pour décrire la politique de gestion de l’espace frontalier menée par les autorités soviétiques entre 1920 et 1940. En externalisant le contrôle des flux migratoires, l’Europe déplace ses frontières, par exemple, en Turquie, au Maroc, au Niger et transforme ces pays en gardes-frontière d’un espace –tampon comme autrefois on parlait de « glacis soviétique » qui devait protéger l’URSS de tout risque d’invasion des forces de l’OTAN.
Comme le chien qui n’aboie pas met Sherlock Holmes sur la piste, les silences entourant le phénomène migratoire restituent avec éloquence l’état de crise dans lequel se trouve plongé l’Occident en ce début du XXIème siècle. Par un audacieux et étrange tour de passe-passe, le migrant n’est jamais un « Occidental » mais toujours une personne en provenance de l’hémisphère sud de la planète. Sait-on seulement que 3 millions de Français, 9 millions d’Américains, 11 millions de Canadiens, un million d’Autraliens vivent hors de leur pays ? Curieusement ils ne sont pas des migrants mais sont soit des expatriés, soit des humanitaires. « Mal nommer les choses, écrivait Albert Camus, c’est ajouter au malheur du monde ». Et le refus par les pays occidentaux de signer la convention des nations unies pour la protection des migrants de 1990 est plus parlant qu’un long discours.
Il y a 97% des terriens qui ont les pieds dans la glu et restent chez eux comme à l’époque féodale en Europe les serfs étaient attachés à la glèbe. Tandis que les 3% qui immigrent sont présentés ou apparaissent dans l’imaginaire des sociétés occidentales comme des hordes de barbares fonçant à l’assaut d’une citadelle assiégée. Il faut croire qu’autant la géographie que l’histoire semblent se donner la main pour entretenir dans les mentalités collectives le phantasme des invasions barbares.
On ne le sait pas assez mais l’Europe n’est pas à proprement parler un continent mais l’appendice de l’Eurasie et de l’Afrique, autrement dit, un cul-de-sac. Probablement, l’Europe a été l’un des derniers endroits à être peuplé et jusqu’à l’invention de la caravelle par les Portugais au début du XVème siècle, les populations qui y arrivaient ne pouvaient pas en repartir. Avec son climat tempéré et ses côtes ciselés, favorables à la navigation, l’Europe a été le théâtre de multiples vagues de migrations successives, suscitant ainsi la méfiance sinon l’hostilité envers les nouveaux arrivants. Des Vikings aux Sarrazins en passant par les Huns, les invasions forcément barbares continuent de hanter les imaginaires au point qu’en France ce ne fut pas un bateleur politique d’extrême-droite mais un ancien Président de la République qui publia en 1991 un article intitulé « Immigration ou invasion ? ». Le point d’interrogation ne change rien à l’affaire.
On se croirait revenir à cette époque d’avant la sortie de l’enfermement géographique, du temps des peurs quasi métaphysiques des envahisseurs qui amena à donner le sobriquet de « fléau de Dieu » à Attila et d’en faire la figure achevée du barbare assoifé de sang alors que ce roi des Huns (403-453) avait été élevé à Rome et sa cour fut sans doute l’une des plus raffinées de la période. Par une de ces ruses de l’histoire, le désir d’aller voir ailleurs qui, au tournant du XVIème siècle, caractérisa l’Europe et qui fut le moteur de son expansion, s’exténue cinq siècles plus tard et se transforme en reflux, en repli sur soi, donnant ainsi à l’Occident son sens étymologique (du verbe latin occido : tomber, périr, se coucher).
Ce n’est pas le moindre des paradoxes qu’ au moment où l’on assiste au triomphe sans appel d’une forme de mondialisation dont l’Europe a été le grand architecte et bénéficiaire que se déploie un « européano-centrisme inversé », correspondant à la tendance à se barricader dans sa forteresse et à s’imaginer être le point de ralliement de tous les migrants du monde. Comme souvent la littérature hume mieux l’air du temps que n’importe quel volumineux traité savant, la mode de l’autofiction, à savoir l’écriture de soi, semble avoir accompagné ce ressac. Il n’est pas non plus insignifiant que le Rideau de fer se soit déchiré à la frontière hongroise et que, vingt-quatre ans plus tard, un mur anti-migrants y soit érigé.

Il est vrai que, dans l’intervalle, des groupes violents qui se réclament de l’islam ont déclaré la guerre à l’Occident. Quand bien même le Christ n’a pas été un chef d’Etat et n’a pas eu à faire la guerre et que Mahomet a fondé une cité et mené des conquêtes guerrières, on trouve aussi bien dans le Coran que dans la Bible des sourates et des versets dont certains exaltent la violence et d’autres qui prônent la paix. Mais à la différence des sociétés occidentales qui se sont sécularisées, l’appartenance religieuse demeure, dans le monde arabo-musulman, l’élément structurant de l’identité. Autant il serait inconvenant en France de s’adresser à des individus en les identifiant à leur foi religieuse, autant il est d’à propos de lancer un « je vous salue les musulmans ! » en croisant des groupes d’individus dans les rues de Khartoum ou de N’Djaména.
On signale à chaque attentat terroriste que les auteurs sont souvent des convertis de fraîche date et leur connaissance de l’islam est des plus sommaires. Ce serait une erreur de perspective que de cantonner le phénomène aux banlieues des villes d’Europe alors qu’il concerne l’ensemble des masses musulmanes de la planète, autrement dit l’ignorance du Saint Livre et de la culture islamique est la chose la mieux partagée par les arabo-musulmans du monde entier. En effet, les savants de l « ’Age d’or arabe » (Al Kindi, Ibn Sina ou Avicennes, Ibn Rochd ou Averroès, Ibn Bâjja…) n’ont jamais cherché à diffuser auprès de la masse des croyants les produits de leurs efforts d’interprétation des textes coraniques et leurs réflexions inspirées de la Grèce antique. Ils ont, au contraire, confinés les populations arabo-musulmanes à la pratique d’un islam ritualiste, dont l’une des reliques est le spectacle actuel qu’offre les enfants bambaras, pachtounes ou malais, ânonnant des versets du Coran dans une langue inconnue sans en pénétrer le sens.
On peut lire la période (XVIIème siècle-1950) de la Renaissance arabe (Nahda) comme étant une tentative pour déchirer la ceinture de protection contre la modernité que les Lumières arabes ont établi autour de la grande masse des populations arabo-musulmanes. Il s’est agi, dans le sillage des Lumières européennes, de moderniser le monde arabo-musulman en s’inspirant des valeurs héritées de la Révolution française mais la Nahada n’a pas tenu ses promesses dans la mesure où le fossé s’est encore élargi entre les masses populaires et les élites occidentalisées.
En termes de débouchés politiques, cette alliance entre islamisme et occidentalisme a accouché, entre autres, du baasisme qui est une combinatoire de nationalisme arabe et de socialisme antimarxiste, autrefois au pouvoir à Bagdad en Irak et aujourd’hui en Syrie avec Bachar El Assad et du wahabisme qui est cet arrangement entre la dynastie des Saoud et un islam rigoriste et placé sous le parapluie états-unien en échange du pétrole. Les soubresauts tragiques du XXème siècle et du XXIème siècle naissant viendront de cette partie du monde avec ses cohortes de déplacés.

Mand Ryaïra Ngarara
est universitaire tchadien.

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Hommes d'Afrique Magazine

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